Par une décision du 7 juin 2023, le Conseil d’Etat est venu préciser les conséquences résultant de l’incorporation dans le domaine public de biens déjà occupés et exploités en vertu d’un bail rural en cours de validité, affirmant l’incompatibilité entre le bail rural et la domanialité publique.
Le Conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres, établissement public administratif de l’Etat ayant pour objet la sauvegarde du littoral, a acquis le 31 mars 2005 des parcelles situées sur le territoire de la commune des Saintes-Maries-de-la-Mer dont une fraction avait été donnée à bail rural, au bénéfice d’un éleveur de chevaux, à compter du 1er avril 1995.
Compte tenu de l’incorporation de ces parcelles dans le domaine public du Conservatoire à compter du 1er janvier 2017, le Tribunal paritaire des baux ruraux de Tarascon a, par jugement du 15 mai 2019, reconnu l’existence du bail rural renouvelé et en a fixé l’échéance au 30 mars 2022 sans possibilité d’un nouveau renouvellement.
Pourtant, le Conservatoire a déféré au Tribunal administratif de Marseille cet éleveur de chevaux comme prévenu d’une contravention de grande voirie, sur la base d’un procès-verbal dressé le 28 mars 2018, à raison d’une occupation sans droit ni titre à la suite de l’incorporation des parcelles dans le domaine public.
Si le Tribunal administratif a effectivement condamné l’intéressé à payer une amende, considérant ainsi l’occupation comme irrégulière, la Cour administrative d’appel de Marseille a, quant à elle, jugé qu’à la date du procès-verbal, l’éleveur détenait bien un titre d’occupation du domaine public et n’avait, par l’exercice de son activité, pas porté atteinte à l’intégrité de ce domaine.
La problématique a donc été soumise aux juges du Palais Royal, lesquels ont d’abord affirmé que l’existence d’un bail rural en cours de validité sur des biens immobiliers intégrant le domaine public constitue bien un titre d’occupation de ce domaine, faisant ainsi obstacle à l’expulsion de l’exploitant déjà présent sur les lieux en vertu de ce bail ainsi qu’à sa condamnation à une contravention de grande voirie pour maintien sans droit ni titre.
Ce n’est ensuite pas sans rappeler une décision du 21 décembre 2022 (Commune de Saint-Félicien, req. n° 464505), par laquelle le Conseil d’Etat avait déjà relevé l’incompatibilité entre le bail commercial et le régime domanial, que la haute juridiction administrative en a conclu, dans une logique similaire, que le contrat litigieux, cette fois-ci un bail rural, ne saurait conserver un tel caractère pour la même raison d’incompatibilité de certaines de ses clauses avec la domanialité publique.
Détaillant la marche à suivre en pareille situation, la haute juridiction précise, d’une part, que le Conservatoire peut, après avoir incorporé au domaine public des terres mises en valeur par un exploitant, décider de dénoncer le bail rural sans attendre son expiration afin de mettre fin à cette exploitation et priver ledit exploitant de son titre. Après une telle dénonciation, le Conservatoire conserve la possibilité, si l’usage de ces biens permet qu’une exploitation agricole y soit associée, de proposer à un autre ou au même exploitant – ce dernier disposant, aux termes de l’article L. 322-9 du code de l’environnement, d’un droit de priorité pour la poursuite de son activité – de conclure une convention d’usage temporaire et spécifique compatible avec les missions de l’établissement public.
D’autre part, en l’absence de dénonciation du bail conclu antérieurement à l’incorporation des biens au domaine public, ce contrat ne saurait être renouvelé à son terme eu égard à l’application du régime de la domanialité publique. Le Conservatoire dispose ainsi de la faculté de laisser l’occupant poursuivre à titre précaire son occupation associée à une exploitation agricole en se fondant sur les seules clauses du bail initial qui sont compatibles avec la domanialité publique et les missions conférées au Conservatoire.
Autrement dit, soit le propriétaire public dénonce le bail rural et peut proposer la conclusion d’une convention précaire, soit il laisse courir le bail rural, dont les éléments incompatibles avec le régime de la domanialité publique seront automatiquement neutralisés, jusqu’à son terme.
En tout état de cause, est rappelé qu’une exploitation agricole de biens incorporés au domaine public qui porterait atteinte à l’intégrité ou à la conservation de ce domaine constitue une contravention de grande voirie qui doit être poursuivie par le propriétaire public.
En outre, le Conseil d’Etat prend le soin, par une incise, de relever que la Cour administrative d’appel, dont le raisonnement est confirmé, n’a pas considéré qu’une convention d’usage temporaire et spécifique s’était substituée au bail rural en vertu du régime de la novation prévu au code civil, mais a simplement jugé que ledit bail a pu conférer un droit d’occupation précaire du domaine jusqu’à son expiration.
CE 7 juin 2023, Conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres, req. n° 447797.